Différentes conceptions russes du montage
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Pendant quelques années, de la fin de la guerre civile [fin 1921] à la normalisation du plan quinquennal [1928], avant que Staline ne fasse taire toutes les avant-gardes et ne mette les artistes au pas du réalisme socialiste, les cinéastes soviétiques, partageant l’exaltation révolutionnaire, ont mis le montage au-dessus de tout et ont rêvé d'un cinéma qui permettrait de changer la vie de l'homme nouveau.
Si tous se sont accordés sur cette découverte capitale de la puissance du montage, les divergences sont apparues dans leur façon de le pratiquer et dans les conclusions qu'ils en ont tirées.
KOULECHOV ET POUDOVKINE
Koulechov s’appuie sur l’analyse du montage pratiqué par Griffith et sur une série d’expériences. Pour lui, le montage doit créer l’illusion de la réalité. Il doit toujours être accéléré pour maintenir l’intérêt du spectateur. Koulechov se place sur le terrain dramatique et psychologique.
Poudovkine, qui fut l’élève de Koulechov, poursuit sa réflexion et étudie en quoi le montage permet de bâtir une continuité spatio-temporelle vraisemblable.
EISENSTEIN
Eisenstein détruit le récit linéaire et s’intéresse à la façon de produire des idées abstraites par le montage.
Dans son célèbre article Montage 1938, repose les bases de ses théories du montage, à savoir que deux plans montés, collés bout à bout font naître inévitablement une idée nouvelle. Il conçoit le montage comme une collision entre les plans (alors que dans le cinéma narratif traditionnel il s’agit d’accorder de façon harmonieuse les images) et, dit-il, « de la collision de deux facteurs surgit un concept ». Il veut un montage productif : « si le montage doit être comparé à quelque chose, les collisions successives d’un ensemble de plans peuvent être comparées à une série d’explosions dans un moteur d’automobile ou de tracteur. Comme ceux-ci impriment le mouvement à la machine, le dynamisme du montage donne l’impulsion au film et le conduit à sa finalité expressive » - S. Eisenstein, Film Form, Meridian Books, New-York, 1957, p.38.
Par ce montage intellectuel, il veut agir sur le psychisme du spectateur et faire naître chez lui des idées.
Avec l’arrivée du parlant, Eisenstein et les autres cinéastes soviétiques réfléchissent au rapport entre images et sons. Eisenstein a signé, en 1928, un manifeste, le « Manifeste du contrepoint orchestral ». Ce manifeste prônait la "non-coïncidence" des images et des sons, regrettant l’utilisation redondante que la plupart des films parlants font du son et de la parole (souvent le son correspond exactement à ce que montre déjà l’image, il a alors seulement une fonction illustrative - ou théâtrale pour la parole). Tous les cinéastes, signataires ou pas du Manifeste, s’entendent cependant sur la nécessité de désynchroniser, d’induire un interstice entre images et son. Ainsi, le montage du son contribue, à l’égal de l’image et grâce à leur « désynchronisation », à la création de sens, renforçant ou contredisant le discours de l’image.
VERTOV
Vertov s'applique, lui, à rapprocher des éléments disparates et travaille aussi sur la disjonction ; d'ailleurs il nomme « intervalles » les points de montage. Il les définit ainsi : « passages d'un mouvement à l'autre, lieux d'interactions, interattractions, interrepoussage des images » - Articles journaux, projets, cahiers du cinéma 10/18, 1983, p.118. L’intervalle, en plus d’être un écart, joue un rôle de trait d’union entre les images. Ces images, Vertov les associe souvent par analogies, par « corrélations visuelles » dont il donne lui-même des exemples : « mêmes tailles de plans, mêmes angles de prise de vue, même mouvement à l'intérieur des images, mêmes lumières, ombres, etc. » - Articles journaux, projets, cahiers du cinéma 10/18, 1983, p.131.
L'intervalle ainsi conçu permet de rapprocher les images, mais aussi de les opposer, l'intervalle est tout à la fois faille et pont.
D'autre part, Vertov a initié un montage de type musical avec thèmes et variations en organisant les images à distance avec des reprises ou des échos.
PELECHIAN
Pelechian est l’héritier de ces cinéastes. Il poursuit leurs réflexions.
Comme Eisenstein, Pelechian veut faire naître des images absentes du film, dans l’esprit du spectateur. Il fait aussi appel à l’activité du spectateur qui ne peut rester passif devant ses films, comme devant ceux d’Eisenstein ou de Vertov : il doit faire appel à sa mémoire (dont celle des images qu’il a déjà vues), à son imagination, à sa culture, pour saisir les œuvres de manière plus enrichissante.
De même le travail sur le son chez Pelechian (absence de parole, importance de la musique) s’inscrit dans la continuité des recherches d’Eisentein sur les rapports image/son.
Enfin l'idée du montage à distance, qui constitue le cœur de la théorie de Pelechian, est déjà en germe dans le cinéma de Vertov, mais c'est le cinéaste arménien qui va en forger la théorie.